Search Menu

JURIDICA INTERNATIONAL. LAW REVIEW. UNIVERSITY OF TARTU (1632)

Issues list

Issues

Law as a Means of Normative Communication

XI/2006
ISBN 9985-870-21-2

Cover image
Download

Issue

PDF

L’objet du référendum en Estonie

Comme toutes ses devancičres, la Constitution de la République estonienne de 1992 donne la possibilité au peuple ou, pour źtre plus précis, aux citoyens ayant le droit de vote, de statuer directement par la voie du référendum sur une question qui intéresse l’État (art 56 et 105 Cst.). Néanmoins, la Constitution ne va pas jusqu’ą lui accorder le droit d’initier lui-mźme le référendum, ce qu’elle réserve exclusivement au Parlement, appelé Riigikogu. *1

Il faut bien avouer que le systčme constitutionnel estonien fait de ce procédé de démocratie directe, inscrit dans un cadre juridique précis protecteur d’un État de droit démocratique *2 , un simple outil au profit de la seule représentation nationale. La principale fonction du référendum étant d’apporter un supplément de légitimité ą la décision que le Parlement aurait l’intention de prendre. Une faēon, en quelque sorte, de rendre incontestable un choix politique fondamental. Il est vrai que, d’un point de vue démocratique, il n’y a rien de plus légitime que la volonté du peuple s’exprimant par référendum. La volonté du peuple souverain (l’article 1 er Cst. reconnaissant qu’il est détenteur du pouvoir étatique suprźme) ne se traduit pas seulement en terme de légitimation, mais aussi en terme d’obligation. Selon l’article 105 al. 3 Cst., la décision du référendum s’impose sans condition ą tous les organes de l’État. Notons que pour qu’une décision soit prise par référendum, il suffit qu’elle recueille la majorité des suffrages exprimés, sans qu’aucune autre condition de validité soit exigée. Le référendum estonien a donc pour caractéristique de n’źtre jamais consultatif mais toujours décisionnel. Les obligations que devront accomplir les pouvoirs publics ą l’issue du scrutin varient cependant en fonction de l’objet sur lequel porte le référendum. Parmi la multitude de questions pouvant źtre soumises ą la votation populaire, l’article 105 Cst., aux termes duquel « le Riigikogu a le droit de soumettre au référendum un projet de loi ou d’autres questions d’intérźt national », classe ces objets en deux catégories de référendum. A partir de cette distinction et en prenant en compte la pratique référendaire que l’Estonie a connu au cours de son histoire, nous analyserons dans une premičre partie le référendum sur un projet de loi et dans une seconde partie le référendum sur d’autres questions d’intérźt national.

1. Le référendum sur un projet de loi

Le terme « projet de loi » doit źtre ici entendu dans un sens large. Tout d’abord, il ne correspond pas uniquement aux textes que le Gouvernement dépose au Parlement. Peu importe celui qui est ą l’origine des textes initiés, ces derniers portent tous le nom de « projet de loi ». Enfin et surtout, le terme ne se limite pas aux seuls textes de valeur législative. Le peuple peut ainsi źtre appelé ą se prononcer sur des projets de loi qui ont une nature législative ou constitutionnelle. Ainsi, en s’appuyant sur la hiérarchie des normes, une distinction doit źtre également faite entre référendum constitutionnel et référendum législatif.

1.1. Le référendum constitutionnel

De tous les référendums dont l’objet est de soumettre au peuple un texte de loi, le référendum constitutionnel est sans conteste celui qui en Estonie occupe une place de tout premier plan. Ce n’est certes pas une caractéristique propre ą l’Estonie car il est de loin le plus répandu dans de nombreux pays. Cette constatation n’a cependant rien d’une banalité. Elle tend bien plus ą mettre l’accent sur l’importance que revźt pour l’Estonie la participation du peuple au processus d’adoption et de révision de la Constitution. Ceci dans la mesure oł le peuple est reconnu comme étant l’origine et le seul détenteur du pouvoir souverain (art. 1 er Cst.).

A la lecture de la Constitution de 1992, on s’aperēoit que le référendum constitutionnel, en tant que référendum sur un projet de loi, se présente sous les formes que sont le référendum constituant et le référendum de révision constitutionnelle. D’une part, le préambule de la Constitution énonce in fine que « le peuple estonien a adopté, sur la base de l’article 1 er de la Constitution entrée en vigueur en 1938, par référendum du 28 juin 1992, la [présente] Constitution ». D’autre part, l’article 163 al. 1 Cst. dispose que « la Constitution peut źtre modifiée par une loi qui a été adoptée par référendum ».

En ce qui concerne le référendum du 28 juin sur le projet de Constitution, on peut se demander s’il s’agit réellement d’un référendum constituant, lequel « se caractérise par son effet fondateur d’un nouvel ordre constitutionnel, en rupture avec celui qui précčde ce dernier ». *3 Or justement, la Constitution de 1992 ne semble pas źtre en rupture avec sa devancičre, celle de 1938, dont l’article 1 er a servi, a priori, de fondement au référendum de 1992. Cependant, la référence dans le préambule au premier article de la Constitution de 1938 est trompeuse car elle insinue que la Constitution de 1992 est une modification du texte de 1938 alors que ce n’est pas le cas. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire ledit article qui ne rčgle pas les modalités de la révision constitutionnelle mais établit solennellement que « l’Estonie est une République autonome et indépendante, dans laquelle le pouvoir suprźme de l’Etat réside dans le peuple ». On comprend dčs lors que l’insertion dans la nouvelle Constitution de l’article 1 er du dernier texte constitutionnel en vigueur avant l’occupation a un caractčre davantage symbolique que juridique. En ce sens qu’elle permet d’évoquer la continuité de l’Etat estonien, lequel n’a, selon la Constitution, jamais cessé d’exister. *4 Par conséquent, le 28 juin 1992, les Estoniens se sont bien prononcés sur la création d’une nouvelle Constitution (et non d’un nouvel État), ce qui lčve toute ambiguļté sur la nature constituante de ce référendum. Précisons pour finir que c’est le Soviet suprźme de la République d’Estonie qui, aprčs avoir confié la mission de rédiger un projet de Constitution ą une « Assemblée constitutionnelle » *5 créée le 20 aoūt 1991, était chargé de le soumettre ą l’approbation populaire. *6

Ceci étant, il convient de rappeler que l’Estonie n’a pas toujours suivi la voie référendaire pour l’adoption d’une Constitution. Disons mźme franchement qu’aucune des précédentes Constitutions estoniennes – celles du moins qui sont formellement désignées comme telles ą savoir les Constitutions de 1920 et de 1938, n’ont jamais reēu l’onction populaire. Sur ce point, l’Estonie a fait preuve d’une certaine hardiesse ą l’occasion de la restauration de son ordre constitutionnel par rapport ą la pratique d’avant-guerre.

Si le référendum sur l’adoption d’une Constitution n’est pas une caractéristique estonienne, tout autre est celui qui a pour objet de réviser le texte constitutionnel. Toutes les Constitutions estoniennes de 1920 ą 1992 s’accordent effectivement ą reconnaītre que le peuple puisse statuer sur des projets de loi portant modification de la Constitution conformément aux rčgles et procédures préalablement établies. C’est précisément sur la procédure des référendums de révision constitutionnelle que les divergences apparaissent entre ces Constitutions. Pour résumer, on peut dire que la Constitution de 1992 met en place un type de référendum constitutionnel ą mi-chemin entre ceux établis en 1920 et 1938. Alors que la Constitution de 1920 fait du référendum un passage obligé avant toute révision constitutionnelle et que celle de 1938 n’en fait qu’un moyen occasionnel ą disposition du chef de l’État pour résoudre un désaccord qui l’oppose au Parlement ą propos d’un projet de loi constitutionnelle, la Constitution de 1992 prévoit le recours au référendum aussi bien en tant que mode alternatif de révision constitutionnelle qu’en tant que procédure obligatoire (c’est-ą-dire organisé d’office). Ainsi, les lois portant révision de la Constitution peuvent, en vertu de l’article 163 a. 1 Cst., źtre adoptées par vote populaire selon la procédure référendaire ou par vote du Riigikogu selon soit la procédure des deux législatures successives soit la procédure d’urgence. Si toutefois, la révision porte sur le chapitre 1 er ou le chapitre 15 de la Constitution, c’est-ą-dire sur les dispositions générales relatives au fondement de l’Etat estonien et celles concernant les modalités de la révision constitutionnelle *7 , alors, selon l’article 162 Cst., elle ne pourra se réaliser qu’aprčs avoir obtenu l’accord du peuple par référendum. Outre cette disposition, la révision constitutionnelle de 2003 a introduit un cas supplémentaire de référendum constitutionnel obligatoire, dans la mesure oł la loi portant amendement de la Constitution, placée in-extenso ą la suite du texte constitutionnel de 1992, fixe en son article 3 que sa révision doit obligatoirement suivre la voie référendaire.

Il s’agit d’ailleurs, ą ce jour, de la seule révision constitutionnelle ą laquelle le peuple ait eu l’occasion de participer par référendum depuis l’adoption de la Constitution en 1992. Ceci dit, il n’y a eu jusqu’ą présent, que deux révisions constitutionnelles *8 , ce qui ne nous permet pas de porter un jugement critique sur l’usage du référendum constitutionnel en Estonie. Malgré le référendum constitutionnel de 2003, qui plus est, trouvant sa place dans un environnement foncičrement attaché ą la stabilité constitutionnelle, il ne semble pas que le référendum soit, en Estonie, le mode normal de révision de la Constitution. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que tous les référendums estoniens portant sur un projet de loi de révision constitutionnelle ont été organisés en réponse ą une obligation découlant de la Constitution et non ą un libre choix des autorités compétentes, lorsque bien entendu la Constitution le permet. *9 Penchons nous alors plus précisément sur le référendum du 14 septembre 2003, par lequel le peuple devait répondre ą la question de savoir s’il était favorable au projet de loi portant amendement de la Constitution devant ainsi permettre ą l’Estonie d’adhérer ą l’Union européenne « dans le respect des principes fondamentaux de la Constitution de la République d’Estonie ». *10 Il est intéressant de remarquer que ce référendum a été considéré comme étant obligatoire en raison de l’impact qu’avait le projet de loi constitutionnelle non seulement sur le chapitre premier *11 mais également sur le chapitre 15 Cst. D’oł la référence dans le préambule de la loi portant amendement de la Constitution ą l’article 162 Cst. comme fondement du référendum de 2003.

A peine ce référendum eut-il lieu et l’effervescence autour de celui-ci fut-elle retombée qu’ą nouveau la question européenne agita l’Estonie sur l’opportunité d’un autre référendum de révision constitutionnelle. Cette fois-ci, il s’agissait de savoir si le traité établissant une Constitution pour l’Europe *12 , auquel la République estonienne souhaitait adhérer, était en conformité avec sa Constitution, ą défaut de quoi, une révision de cette derničre s’imposerait. *13 En s’appuyant sur un avis juridique établi par un groupe de travail spécialement créé ą cet effet et composé d’éminents juristes estoniens *14 , le Riigikogu jugea qu’il n’était pas nécessaire de réviser la Constitution et notamment la loi portant amendement de la Constitution ce qui évita du mźme coup l’obligation de recourir au référendum. *15 Cela montre, au demeurant, la relativité de l’obligation d’organiser un référendum du fait de la possibilité de contourner la nécessité de réviser la Constitution.

1.2. Le référendum législatif

Les citoyens peuvent également źtre appelés ą participer ą l’adoption d’un texte de loi dont l’objet est autre que celui de réviser la Constitution. Le référendum en matičre législative ne peut źtre ainsi défini que négativement par opposition au référendum constitutionnel, dont il est exclusivement question au chapitre 15 Cst. D’ailleurs, ą bien regarder la Constitution de 1992, on remarque que le référendum législatif n’y trouve pas une place entičrement dénuée de toute ambiguļté. Il est en effet trčs difficile de dire ą quel endroit précisément il n’est fait mention dans la Constitution que du seul référendum législatif. C’est certainement la principale raison pour laquelle on a du mal ą dissocier ce qui relčve du référendum constitutionnel et du référendum législatif. D’un cōté, les articles 105 et 106 Cst. fixant les différentes modalités du référendum se situent dans le chapitre constitutionnel relatif ą la législation (chapitre 7), mais d’un autre cōté, sans źtre limitées ą la sphčre législative, les dispositions qu’ils contiennent, traitent aussi bien du référendum dans sa généralité que des spécificités propres ą tel ou tel type de référendum. On est donc loin d’un modčle comme il existe en France oł une distinction est clairement faite entre ce qui est du domaine législatif (art. 11 Cst.) et ce qui est du domaine constitutionnel (art. 89 Cst.). *16 Les rédacteurs de la Constitution estonienne ont, semble-t-il, préféré poser d’une part des rčgles générales qui régissent l’ensemble des référendums et que l’on retrouve aux articles 105 et 106 Cst. D’autre part, ils ont établi des rčgles plus spécifiques s’appliquant aux référendums soit sur un projet de loi, soit sur une autre question d’intérźt national (telles qu’elles sont énoncées aux mźmes articles 105 et 106 Cst.) ou encore parmi les premiers, intéressant les seuls référendums constitutionnels (relevant des dispositions du chapitre 15 Cst.).

En matičre législative, il n’est pas non plus possible de déterminer ce qui fait parti du champ référendaire. D’un point de vue formel, tout texte de loi peut źtre soumis au référendum. Selon la distinction établie ą l’article 104 Cst., il peut aussi bien s’agir des lois ordinaires qui, pour źtre adoptées au Riigikogu, exigent une majorité des suffrages exprimés, que des lois mentionnées ą l’article 104 al. 2 Cst., dont l’adoption nécessite une majorité absolue des membres du Riigikogu. Cependant, en considération du contenu du projet de loi, de son domaine matériel, la Constitution fixe des limites ą la possibilité de recourir au référendum. Ainsi, malgré la bonne volonté de celui qui a le droit de décider de l’organisation d’un référendum, ce dernier ne peut porter, quoi qu’il en soit, sur n’importe quel texte législatif. Ceci est le cas généralement de tous les pays qui admettent ce genre de référendum. En Estonie, la délimitation du domaine du référendum repose sur une liste énumérant limitativement les matičres qui en sont exclues. Aux termes de l’article 106 al. 1 Cst., « les questions relatives au budget, aux impōts, aux obligations financičres de l’État, ą la ratification et ą la dénonciation des traités internationaux, celles tendant ą décréter et ą mettre fin ą l’état d’urgence et celles concernant la défense nationale ne peuvent źtre soumises au référendum ». C’est donc uniquement par une interprétation a contrario des matičres énoncées ą l’article 106 al. 1 Cst. qu’il est possible de définir les projets de loi pouvant źtre adoptés par voie référendaire. Les discussions qui ont été engagées autour de cette question ont mis l’accent sur le fait que les matičres exclues du référendum sont seulement mais aussi toutes celles qui sont énumérées ą l’article 106 al. 1 Cst. Dans ces conditions, la question s’est mźme posée de savoir si les restrictions de l’article 106 al. 1 Cst. valaient pour tout référendum sur un projet de loi que ce soit en matičre législative que constitutionnelle. Les constitutionnalistes estoniens sont d’avis cependant que les dispositions de l’article 106 al. 1 Cst. s’appliquent ą tous les référendums, sauf aux référendums constitutionnels. *17

Une telle conception maximaliste des matičres exclues du référendum se comprend si l’on se replonge dans les travaux sur la Constitution. Lors des débats sur l’introduction du référendum dans la Constitution, il est remarquable ą quel point les membres de l’Assemblée constitutionnelle ont été préoccupés par la question de la délimitation du champ référendaire. *18 L’article 106 al. 1 Cst. est bien le résultat de la volonté des rédacteurs de la Constitution d’éviter tout usage populiste du référendum pouvant affaiblir l’État et mettre en danger son bon fonctionnement. C’est aussi un moyen de dissuasion contre toute velléité d’y recourir ą des fins démagogiques (notamment aux sujets des impōts). En fin de compte, de telles restrictions ont pour objectif de protéger le Parlement et, sur un plan plus spécifique ą l’Estonie, de le protéger contre lui-mźme puisqu’il est le seul ą pouvoir organiser un référendum et donc ą pouvoir restreindre ses compétences de législateur.

C’est justement parce que le peuple est amené ą exercer la fonction législative, laquelle est dévolue expressément par l’article 59 Cst. au seul Riigikogu, et que de cette maničre il se place en concurrent de ce dernier, que des précautions sont prises dans la Constitution et dans la loi pour restreindre l’usage du référendum législatif. Précautions qui n’ont pas lieu d’źtre pour les référendums constitutionnels vu qu’ils font intervenir le peuple dans sa fonction « naturelle » de constituant. Alors, au-delą presque de toute attente, il en est résulté que pas le moindre référendum législatif n’a vu le jour en Estonie prźt de 15 ans aprčs l’adoption de la Constitution. *19

2. Le référendum sur « d’autres questions d’intérźt national »

Bien que l’institution référendaire soit inscrite dans la Constitution au chapitre consacré ą la législation, ce n’est pas pour autant qu’elle soit réservée ą un usage exclusivement normatif. « Toute autre question d’intérźt national », dit l’article 105 al. 1 Cst, peut également faire l’objet d’un référendum. Cette disposition a l’avantage d’élargir considérablement le champ d’application du référendum en permettant au peuple de s’exprimer sur des sujets autres que des projets de loi. Elle est surtout révélatrice de la volonté des constituants de mettre en place un systčme référendaire suffisamment souple, pour non pas renforcer le rōle de la démocratie directe en Estonie, mais plutōt donner au Riigikogu les moyens de s’en servir le plus largement possible dans les domaines de sa compétence. Le revers de la médaille, qui résulte des objectifs escomptés, est qu’il est extrźmement difficile de définir la consistance de cette catégorie de référendum. Référendum au contour flou, son double inconvénient est de présenter un contenu indéterminé et une portée juridique incertaine.

2.1. Un contenu indéterminé

Ni le constituant, ni le législateur se sont donnés la peine de définir ce qui, faute de mieux, est désigné sous le terme de « référendum sur d’autres questions d’intérźt national » ou, en traduisant mot ą mot le terme estonien, de « référendum sur d’autres questions de la vie de l’État ». Dans ces conditions, certains auteurs n’ont pas hésité ą affirmer que ces questions relčvent essentiellement de la décision politique, ą laquelle il appartient au seul organe politique représentatif de la Nation – au Riigikogu – de prendre part et de déterminer leur contenu. *20 De fait, il est incontestable que ce soit l’initiateur du référendum (le Riigikogu donc) qui puisse źtre en mesure de dire quelles sont concrčtement ces autres questions d’intérźt national. Sur ce point, son pouvoir d’appréciation est particuličrement étendu. Effectivement, la Constitution reconnaīt au Parlement, outre les compétences qu’elle énumčre, celle de régler « toute autre question d’intérźt national qui, selon la Constitution, ne relčve pas de la compétence du Président de la République, du Gouvernement de la République, des autres organes de l’État ou des collectivités locales. » (article 65 p. 16 Cst.).

Le fait de préciser que ces questions pouvant faire l’objet d’un référendum doivent se limiter ą celles qui sont du domaine de compétence du Riigikogu ou, du moins, qui n’entrent pas expressément dans le champ de compétence d’un autre organe étatique ou régional, souligne un élément fondamental de cette catégorie de référendum, auquel, du reste, son intitulé fait référence, ą savoir la dimension nationale/étatique des questions soulevées. Ainsi, l’article 105 Cst. ne peut źtre invoqué pour organiser un référendum qu’ą la condition que la question qui en est l’objet présente un intérźt pour la vie de la Nation. Inversement, toute question qui intéresse la vie de la Nation ne peut źtre soumise au vote populaire uniquement sur le fondement de l’article 105 Cst, c’est-ą-dire a contrario qu’elle ne peut faire l’objet d’un référendum au niveau local ou plus exactement communal. Sur ce point précisément, s’est produit un événement assez insolite au cours de l’été 1993 qui, finalement, donna l’occasion ą la plus haute instance juridictionnelle estonienne – la Cour d’État – non seulement de se prononcer pour la premičre fois sur une question relative au référendum mais aussi de tracer une ligne de partage entre le référendum d’intérźt national et le référendum d’intérźt local. En réaction contre certaines lois de la République *21 qu’ils jugeaient discriminatoires vis-ą-vis de la majorité de leurs habitants, les conseils municipaux des villes de Narva et Sillamäe prirent la décision d’organiser sur leur territoire un référendum et de demander ą leurs administrés s’ils souhaitaient que leur ville eūt le statut d’autonomie nationale territoriale au sein de la République d’Estonie. Saisie de l’affaire par le Chancelier du droit, la Cour d’Etat, en sa qualité de juge constitutionnel, décida de faire droit ą sa demande et d’annuler les décisions litigieuses des deux conseils municipaux. *22 La chambre des recours constitutionnels de la Cour d’Etat retint notamment que « la tenue d’un référendum sur la question de l’autonomie nationale territoriale est en dehors de la compétence d’une collectivité locale et contraire ą l’article 154 al. 1 de la Constitution » dans la mesure oł « la création d’une entité autonome nationale territoriale n’est pas une question d’intérźt local mais une question nationale » qui doit źtre décidée selon la procédure décisionnelle de niveau étatique.

D’un point de vue formel, le seul élément qui puisse caractériser ces autres questions d’intérźt national apparaīt en négatif par rapport ą toutes les autres formes de référendum qui ont trait ą un projet de loi. Il n’y a pas sur ce point de limites particuličres. Pour reprendre la distinction retenue par la Commission de Venise *23 , il est possible d’admettre que, par opposition aux projets de loi rédigés, les textes soumis aux référendums puissent avoir la forme d’une question de principe ou d’une proposition concrčte, dite encore « proposition non-formulée ». Précisons également que rien n’empźche, bien au contraire, ą ces questions ou propositions, en dépit du fait qu’elles ne se présentent pas sous la forme de projets de loi rédigés, d’avoir un contenu normatif *24 qu’il appartiendra ultérieurement au Parlement de concrétiser dans des textes de loi.

Ainsi, les matičres entrant dans le champ d’application de ce type de référendum peuvent źtre constitutionnelles, législatives ou autres. Cela ne veut pas dire que n’importe quelle question puisse źtre soumise au référendum. La seule limite matérielle qui existe ą l’égard de ce type de référendum concerne celle que nous avons vue ą propos des référendums législatifs. L’article 106 al. 1 Cst. trouve donc ą s’appliquer au référendum sur d’autres questions d’intérźt national. Cependant, nous pensons que les matičres exclues du champ référendaire n’intéressent pas tous les cas de référendums sur d’autres questions d’intérźt national. Il conviendrait ici de faire un parallčle avec le référendum sur un projet de loi et de reprendre la distinction que nous avons établie entre référendum constitutionnel et référendum législatif. De la mźme faēon, il serait, ą notre avis, juste de considérer que toute question de principe ou proposition concrčte soumise au référendum ne puisse źtre relative au budget, aux impōts, aux obligations financičres de l’État, ą la défense nationale, ą la ratification et ą la dénonciation des traités internationaux, ou tendre ą décréter et mettre fin ą l’état d’urgence, ą part les questions d’ordre constitutionnel. On ne voit pas pourquoi d’un cōté, l’article 106 al. 1 Cst. ne ferait pas obstacle ą l’organisation d’un référendum sur un projet de loi constitutionnelle alors qu’il fait référence ą une matičre exclue du champ référendaire et d’un autre cōté, ce mźme article empźcherait que le peuple puisse s’exprimer sur une question qui, sans en avoir la forme, est de nature constitutionnelle, c’est-ą-dire qui interpelle le Riigikogu dans sa fonction de pouvoir constituant. Lorsque la question posée au peuple tend ą un réaménagement du pacte social, que ce soit par une révision des dispositions constitutionnelles (cas du référendum constitutionnel) ou par l’acceptation de principe de réviser la Constitution (cas du référendum sur d’autres questions d’intérźt national), l’article 106 al. 1 Cst. ne saurait źtre un motif pour s’opposer ą l’organisation d’un tel référendum.

Le dernier référendum ayant eu lieu en Estonie, mais aussi le premier dans le cadre constitutionnel de 1992, ą savoir celui du 14 septembre 2003 relatif ą l’adhésion ą l’Union européenne, n’avait pas uniquement pour objet la révision de la Constitution comme nous l’avons présenté précédemment. Il portait également sur une « autre question d’intérźt national » qui, liée ą celle concernant le projet de loi constitutionnelle, formait une seule et mźme question. Le corps électoral devait ainsi répondre par un oui ou par un non ą la question suivante : « Źtes-vous favorable ą l’adhésion ą l’Union européenne et ą l’adoption de la loi portant amendement de la Constitution de la République d’Estonie ? ». Les deux objets sur lesquels portait ce référendum, ą savoir l’adhésion ą l’Union européenne et la loi portant amendement de la Constitution, se rejoignaient en fait sur plusieurs points. Ils avaient d’une part la mźme nature constitutionnelle (le premier en tant que référendum de souveraineté et le second en tant que référendum de révision constitutionnelle), et d’autre part, ils constituaient un ensemble inséparable ą partir du moment oł une révision de la Constitution était rendu nécessaire avant toute ratification du traité d’adhésion avec l’Union européenne. *25

Notons qu’au départ, le Riigikogu proposait d’organiser deux référendums séparés. L’un portant sur la question de l’adhésion et l’autre sur la révision de la Constitution. *26 Le principal problčme juridique soulevé ą propos de la tenue d’un référendum sur la seule question de l’adhésion ą l’Union européenne était de savoir si cela n’était pas en contradiction avec l’article 106 al. 1 Cst. Cela serait certainement le cas, si l’adhésion ą une organisation internationale était conditionnée par la simple ratification d’un traité international, car le référendum d’adhésion équivaudrait ą demander au peuple l’approbation de la loi portant ratification du traité. Toute autre est la situation dans laquelle l’adhésion ą une organisation internationale implique une révision de la Constitution comme préalable ą la ratification du traité d’adhésion. Le référendum d’adhésion change alors de nature pour entrer dans la catégorie des référendums constitutionnels. L’organisation d’un référendum trouve donc sa justification dans le fait que l’adhésion nécessite une révision de la Constitution. Mais, dans la mesure oł cette révision touche des dispositions sur la souveraineté de l’État et plus globalement les chapitres 1 et 15 Cst., le Riigikogu a l’obligation de l’organiser.

Cela confirme bien que l’article 106 al. 1 Cst. ne pose de restrictions qu’ą l’égard des référendums qui ont une nature infra-constitutionnelle. En fin de compte, pour que la question de l’adhésion ą une organisation internationale *27 voire simplement de la ratification d’un traité international *28 puisse ou doive źtre soumise ą la votation populaire, il faut qu’une révision constitutionnelle s’impose préalablement.

2.2. Une portée juridique incertaine

Pas plus qu’elle ne définit le contenu de ce que sont ces référendums sur « d’autres questions d’intérźt national », la Constitution n’apporte pratiquement aucune précision quant ą leur portée juridique. En se limitant ą l’intitulé de cette catégorie de référendum et sachant qu’elle s’oppose ą celle dont l’objet est d’adopter un texte de loi, on pourrait croire qu’il s’agit d’une consultation tendant ą connaītre l’avis du peuple sur une question particuličrement importante. Le fait par ailleurs que le Parlement soit seul ą apprécier l’opportunité de la consultation comme cela est le cas dans d’autres pays du nord de l’Europe ayant une longue tradition de souveraineté parlementaire *29 , nous invite fortement ą penser qu’il est en fait question d’un référendum consultatif. Or, il n’en est rien. En vertu de l’article 105 al. 3, « la décision du référendum s’impose ą tous les organes de l’État ». Sur ce point, la Constitution ne fait pas de distinction entre référendum sur un projet de loi et référendum sur d’autres questions d’intérźt national. Tous les référendums ont en Estonie la mźme force juridique et tous sont des référendums décisionnels. Si le principe a le mérite de la simplicité et de la clarté, il suscite des interrogations quant ą son application.

Il ressort en tout cas clairement de cette disposition que si le Riigikogu peut décider en toute liberté d’en appeler au peuple pour statuer sur une question qui ne porte pas sur un projet de loi rédigé, il ne peut, ni avant, ni aprčs la consultation, indiquer qu’il n’est pas juridiquement lié par les résultats du référendum.

Par contre, il est difficile de dire ce que doivent concrčtement faire les autorités étatiques lorsqu’une réponse positive ou négative est issue des urnes. Alors que la Constitution indique explicitement quels sont les effets immédiats d’un vote approuvant ou rejetant un texte de loi soumis au référendum *30 , elle reste totalement silencieuse pour ce qui est des référendums sur d’autres questions d’intérźt national. La loi sur le référendum ne nous est pas d’un plus grand secours puisqu’elle se contente, en son article 4, de reprendre mot pour mot la formule lapidaire de la deuxičme phrase de l’article 105 al. 3 Cst.

Puisque la Constitution considčre, sans plus de précisions, que la décision d’un référendum sur une autre question d’intérźt national a une portée juridique contraignante, il convient d’avancer quelques suppositions sur sa signification. On peut vraisemblablement imaginer qu’il incombera en premier lieu au Riigikogu, en tant qu’initiateur du référendum, non seulement de prendre en compte la décision populaire issue des urnes mais aussi de la transformer en acte concret. Si la majorité des suffrages répond favorablement ą la question posée, le Riigikogu doit faire en sorte qu’un texte (ce peut źtre une loi constitutionnelle ou autre ou une résolution) soit adopté pour mettre en œuvre la volonté populaire qui s’est exprimée par référendum. Selon la forme du texte soumis au référendum, le champ d’action laissé au Riigikogu pour mettre ą exécution la volonté du peuple est plus ou moins restreint. Cela va de la proposition concrčte qui ne lui donne aucune marge de manœuvre ą la question de principe trčs générale qui ne donne que des orientations ą suivre. Si, inversement, la réponse est négative, le Riigikogu a assurément l’obligation de s’abstenir d’aller dans le sens de la question posée du moins tant que le peuple n’y a pas répondu par l’affirmative ą l’occasion d’un autre référendum ou que la législature n’est pas arrivée ą son terme. On s’aperēoit que le caractčre contraignant de la décision du référendum portant sur une autre question d’intérźt national implique un parallélisme des formes, en ce sens que si la proposition formulée en terme de principe ou « non rédigée » est refusée par référendum, elle ne peut źtre introduite que par la voie référendaire. De la mźme faēon, si une proposition est acceptée par référendum, le Riigikogu ne peut s’en détourner qu’en demandant ą nouveau au peuple de s’exprimer sur le sujet.

Il reste ą savoir si les obligations qui pčsent sur le Riigikogu sont d’ordre juridique ou politique. Lorsqu’il est amené ą exécuter la décision du référendum, le Riigikogu doit-il rendre compte de son action devant les autorités chargées du contrōle de constitutionnalité et de légalité ou bien uniquement devant les électeurs ? Le Président de la République a-t-il la faculté ou l’obligation d’exercer son droit de veto contre une loi adoptée par le Riigikogu ne respectant pas une décision populaire prise par référendum ? Rien ne permet d’y répondre avec certitude.

Finalement, il ne semble pas que le terme de référendum décisionnel, qui implique des effets juridiques immédiats sitōt les résultats du scrutin proclamés, soit celui qui caractérise le mieux le référendum sur d’autres questions d’intérźt national. Il correspondrait plutōt ą une forme de référendum « orientatif » *31 , que l’on pourrait aussi désigner sous le terme de référendum « directionnel » vu qu’il oblige le Riigikogu ą atteindre un objectif, tout en lui laissant pour ce faire le choix des moyens et des formes.

Conclusion

S’il est vrai que le systčme constitutionnel estonien, mis en place le 28 juin 1992, permet que des questions d’intérźt national trčs variées, tant d’un point de vue formel que matériel, puissent faire l’objet d’un référendum, il serait faux d’en déduire que l’institution référendaire y occupe une place souveraine. Le fait que le peuple soit habilité ą participer directement au processus décisionnel étatique en se prononēant soit sur un projet de loi soit sur toute autre question d’intérźt national, n’a rien d’un signe de valorisation de cette technique de démocratie directe. Elle souligne avant tout l’étendu des pouvoirs du Riigikogu, seul maītre du déclenchement de la procédure référendaire. Or, ce dernier est généralement peu enclin ą laisser le peuple prendre des décisions ą sa place, surtout que les effets contraignants qui en découlent et les risques auxquels il s’expose en recourant au référendum sont autant de facteurs pour l’en dissuader.

On conclura donc par un bref rappel de la pratique référendaire qui, mźme s’il ne prend pas uniquement en compte celle se situant dans le cadre constitutionnel de 1992, est révélateur de la place qu’occupe véritablement l’institution référendaire dans ce pays. Tout au long de son histoire en tant qu’État indépendant, l’Estonie a organisé au total 9 référendums, dont 1 référendum sur un projet de loi ordinaire, 5 référendums sur des projets constitutionnels et 4 référendums sur d’autres questions d’intérźt national (ayant toujours cependant une nature constitutionnelle). Sur les cinq référendums organisés dans le cadre d’une procédure constitutionnelle (référendum de 1923, de 1932, de juin et novembre 1933, et de 2003), tous l’ont été en raison du fait qu’ils résultaient d’une obligation imposée par la Constitution.

Liste des référendums nationaux organisés en République d’Estonie de 1920 ą nos jours *32

Date

Objet

Oui
(voix et % exprimés)

Non
(voix et % exprimés)

1.

17-19/02/1923

Loi sur l’enseignement religieux dans les écoles

328369
71,56%

130476
28,44%

2.

13-15/08/1932

Loi portant modification de la Constitution

333979
49,17%

345215
50,83%

3.

10-12/06/1933

Loi portant modification de la Constitution

161598
32,66%

333118
67,33%

4.

14-16/10/1933

Loi portant modification de la Constitution

416878
72,66%

156894
27,34%

5.

23-25/02/1936

Convocation de l’Assemblée nationale constituante

474218
76,11%

148824
23,89%

6.

3.03.1991

Rétablissement de l’indépendance nationale

737964
77,83%

203199
22,17%

7.

28.06.1992

Projet de Constitution

407864
91,3%

36147
8,09%

8.

28.06.1992

Autorisation accordée ą ceux qui ont fait leur demande de naturalisation estonienne avant le 5 juin 1992 de participer aux premičres élections législatives et présidentielles.

205980
46,13%

236819
53,04%

9.

14.09.2003

Adhésion ą l’Union européenne et loi portant amendement de la Constitution

369657
66,83%

183454
33,17%

PDF

pp.175-183